Le distillateur

Avant la loi sur les bouilleurs de cru, chaque vigneron, même peu important, possédait son alambic. Les viticulteurs de l’Armagnac et de la Chalosse, de tout temps, distillaient leurs vins chez eux, à domicile, d’une façon rudimentaire mais efficace. Vinrent les alambics ambulants vers le milieu du XXe siècle. Traînés par des mulets, escortés de leurs distillateurs, ils allaient de métairie en métairie produisant trois barriques par jour au lieu d’une avec l’alambic familial traditionnel.

L’écrivain de Pesquidoux a noté que « seule la race des hommes voués à cette profession n’a pas bougé ».
De père en fils, ils maniaient le pèse-vin et l’alcoolomètre. D’instinct, ils savaient ce que le vin devait sonner en l’inspectant dans un verre. Ils connaissaient le terroir, rivés à lui viscéralement.
Certain domaines de l’Armagnac leur doivent la noblesse du nectar fait pour vieillir, cette eau de vie garante de santé et de longévité.

 

"Du jour où l'on fit de l'armagnac, au XIVe siècle, on reconnut sa vertu revivifiante. Il servit d'abord de médicament. On en lavait les morsures venimeuses, on en frictionnait les membres malades, on en fouettait le sang.

Un siècle après on en buvait. Il ajouta à son renom curatif celui de liqueur nouvelle. Alcoolique assez pour rester ardente, sucrée assez pour devenir veloutée, exquise. Dosage unique, fait de la nature, car l'armagnac recèle en lui-même arome, flamme et goût, et il n'a pas besoin de plantes salutaires poussées à l'air vierge des monts pour le tonifier et le parfumer.

La consommation de l'armagnac se répendit aussitôt. La fiole , tout ambrée, accompagna sur la table les crus fameux du Bordelais, achevant le repas comme par une pointe de spiritualité. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les fûts remplis de la liqueur, concentrés à Mont-de-Marsan, prenaient de là, par l'Adour, le chamin de Bayonne, et de Bayonne celui de l'étranger par la mer. Aucun roulis n'altérait la délicieuse essence. Elle prit l'habitude de courir le monde. Depuis le XIXe siècle, elle l'a touché partout de sa rosée ardente.

On distille l'hiver. On le fit d'abord de seuil en seuil, dans de petits alambics portatifs, venus à dos d'homme ou d'animal, qu'on installait sur un trépied entre la barrique en perce et le tonnelet à remplir. Un long tuyau menait l'eau-de-vie de l'appareil à l'entonnoir. Une claire flamme montait continûment sous le trépied alimenté par le bouilleur, "le brûleur", et les enfants en silence regardaient jaillir les étincelles ou écoutaient la chanson étouffée du vin qui bouillait.

Le distillateur ambulant en Armagnac

 

Plus tard, dans les domaines, chacun eut son alambic. Enorme, maçonné dans un coin du chai, il élaborait lentement le grand-oeuvre. L'invisible travail de la flamme sur le vin ne s'arrêtait ni jour ni nuit. Quand on ouvrait le foyer, et que, dans le vaste chai, ses éclats rouges illuminaient et laissaient tour à tour rentrer les choses dans l'ombre, on aurait dit des palpitations d'incendie, tout à coup, quelque part dans l'étendue noire...

Aujourd'hui (1950) ce sont des allambics ambulants, dits charentais, qui brûlent nos vins. Ils arrivent sur de hautes charrettes à deux roues. On les installent sous les hangars, à l'abri du vent. Ils engouffrent du vin comme des abîmes.

L'alambic ne fait pas à lui seul l'eau-de-vie : loin de là. Elle est fille du feu et du sol.

La flamme est l'âme de la distillation. Trop ardente elle donne à l'eau-de-vie ce que l'on nomme le "coup de feu". L'eau-de-vie en reste dure, âpre, corrosive. Manquant d'ardeur, elle la fait sans force ni consistance. La qualité de la flamme vient de celle du bois. On ne distille qu'au bois. Il le faut sec, non résineux, sans fumée, se consumant tout entier. Le meilleur combustible chez nous est un mélange d'aulne et de chêne, puissant et doux.

Quant au sol, on recherche ici un terrain maigre, graveleux, avare presque, dont le type est le "terre-bouc", argile et marne mêlées de cailloux ferrugineux. Là, le cep forcé de descendre au plus profond pour vivre, s'abreuve d'un suc corsé, d'une sève chaude qui lui arrive sous les coups de chaleur de la canicule en pulsations brûlantes. Il l'absorbe avidement; et c'est vraiment tout le terroir qu'il s'assimile.

Ce sol de choix est restraint chez nous. L'Armagnac - le pays - se divise en trois zones : le Bas-Armagnac, la Ténarèze, le Haut-Armagnac. De là trois crus qui prennent le nom dans le commerce de bas et haut-armagnac et de ténarèze. En dépit de l'appellation c'est l'eau-de-vie du Bas qui prime, liqueur par excellence.

Mais le plus important dans la production de l'eau-de-vie c'est encore l'espèce de l'arbre, le cep qui donne le vin à être brûlé. Le pique-poult, bien brûlé, rend tout de suite une eau-de-vie savoureuse et si limpide que, mirée à bout de bras dans un verre, on ne sait où la liqueur finit, où le cristal commence... On accorde depuis quelques années rang au vin de chaudière au baco blanc n°22, hybride de noah et de pique-poult. Son eau-de-vie a droit à la vignette de grand cru.

 

 

L'eau-de-vie produite n'est pas encore à consommer, bien que bonne à goûter; elle ne peut encore être mise en bouteille, et, de loin, paraître sur une fine table. Il faut qu'elle se tasse, de fonde, s'amalgame en elle-même, et se colore, dans des fûts de chêne choisi. Non point de tout chêne, mais du chêne noir de chez nous. Tout autre bois l'altère. Nos chênes fendus ont leur odeur propre. Ils sentent la glèbe humide et la bête maraudeuse, une sorte de relent fauve dont notre eau-de-vie, après trois ou quatre ans de fûts garde à jamais un fin parfum sauvage. Comme si le chêne et le cep, poussés côte à côte, sur le même fonds, étaient de tout temps destinés l'un, à élaborer, l'autre, à recueillir cet élixir. Cest le mystère de l'universelle concordance...

Le maître de chai en Armagnac

Enfin, l'homme, ici comme partout, est l'indispensable agent pour exploiter la nature. Des hommes de père en fils font le métier de brûleurs. Ils procèdent empiriquement. Depuis toujours ils savent que 100 litres de vin à 10 degrés rendent 20 litres d'eau-de-vie à 50. Une goutte d'alcool roulée sur leur langue au sortir de l'alambic, et ils vous diront : "J'ai distillé à tel titre." Installés dès la mi-automne à leur appareil, ils se relayent de douze en douze heures. Comme des soldats, ils mangent et boivent sur place. La nuit, ils prennent un aspect typique, allant et venant devant l'appareil, enveloppés dans une couverture."

(Joseph De Pesquidoux "La Gascogne")

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